Cela fait soixante ans que les pains et les tartes de Marie, Marleen et Joyce se vendent comme des petits pains. Cela dit, tenir une boulangerie en 2024 est une toute autre histoire qu'avant.

Marie (82) : « Trois cents pains : voilà combien nous en cuisions quand mon mari et moi avons lancé la boulangerie. Tout juste ce qu'il fallait pour joindre les deux bouts. Et puis surtout : il fallait mettre la main à la pâte, et pas un peu ! Quand j'avais besoin de farine pour le pain, je devais la descendre du grenier sur mon dos en empruntant une petite échelle. Des sacs de cinquante kilos, à l'époque ! »

Marleen (60) : « Ces temps sont révolus. De nos jours, les sacs ne peuvent plus dépasser les vingt kilos, simple question d'ergonomie. Quand j'imagine que les tables réglables en hauteur n'existaient pas pour la finition des tartes... Le dos du boulanger devait sérieusement en pâtir. »

Maria : « Tout à fait ! Mon dos a beaucoup souffert. Tout comme mes doigts. Le métier de boulanger passe par les doigts. Pétrir la pâte, mais aussi poser la tarte aux abricots dans les moules, par exemple. C'est à cause de ces tartes que j'ai de l'arthrose, j'en suis certaine. (rit) Cela dit, je ne me suis jamais mise au travail à contrecœur. Le pain, l'artisanat et surtout les gens : la boulangerie représentait toute ma vie. C'était forcé : je travaillais de trois heures du matin à onze heures du soir, en faisant de courtes siestes intermittentes. Ma vie sociale était inexistante. »

D'une boulangerie à quatorze points de vente
Marleen : « L'équilibre entre le travail et la vie privée a évolué au fil des générations. Cela fait 42 ans que j'ai rejoint le commerce et je n'avais pas non plu beaucoup de temps pour autre chose que la boulangerie à mes débuts. Exception faite du dimanche ; le magasin fermait à 15 heures et mon mari, les enfants et moi allions au restaurant. »

Joyce (37) : « Je ne me suis jamais étonnée du fait que maman était si rarement là. En grandissant dans ce contexte, on le trouve normal. Par contre, je ne choisirais pas une telle vie. Je travaille dur aussi, mais d'une toute autre manière qu'avant. Il faut faire preuve d'ingéniosité, de nos jours, innover et investir - les choses ne se font plus à la façon de grand-mère. Notre expansion y est aussi pour quelque chose. Avant, il y avait une boulangerie. Aujourd'hui, nous totalisons quatorze points de vente et employons deux cents personnes. Cela peut paraître une charge de travail bien plus importante, mais nous permet de remplacer plus facilement les absents. »

Marleen : « Cet aspect des magasins a fait son apparition dans les années 1980. Mon mari, qui est boulanger également, a connu l'époque où il ne servait que trois clients un jour de semaine. Il attendait, avait travaillé toute la nuit et était vanné. Il n'est pas le seul à s'être endormi dans le magasin. (rit) Le fauteuil dans le magasin avait toute son utilité, pour y faire des siestes de trois quarts d'heure. Le temps, à l'époque, de la cuisson d'un pain. »

Maria (82)

« Pétrir la pâte, porter des sacs de farine, mettre la tarte aux abricots dans les moules ... le dos du boulanger n'était pas épargné. »

« En tant que femme de boulanger, j'ai été à l'écoute pendant de longues années. Je passais chez les gens - souvent leur seule visite de la journée - et ils me confiaient tout. Pour moi, ce contact personnel reste le plus bel aspect du métier. Je connais tout le monde et tout le monde me connaît. Les gens veulent tailler une bavette. Cela n'a pas changé, quand je vais jouer aux cartes, les gens m'abordent. Marie, tu peux me consacrer cinq minutes ? Et ils me racontent leurs soucis. Cela n'a pas disparu, savez-vous. Joyce a fait la même expérience. Une dame qui souffrait d'un cancer racontait chaque semaine comment elle allait. Par après, elle nous a dit combien ces conversations lui faisaient du bien. C'est notre grande motivation. »

Maria : « Le métier a en effet changé du tout au tout. Ma journée commençait par la cuisson du pain, pour prendre à sept heures et demie la route pour distribuer du pain. Les clients habitaient parfois dans la rue de la boulangerie, parfois plus loin, mais personne ne venait au magasin, nous livrions partout à domicile. Je ne rentrais pas avant six heures du soir. Les années quatre-vingts ont vu changer cette réalité. Les femmes travaillaient à mi-temps et sortaient en semaine, elles aussi. Un autre changement important s'est opéré au niveau des familles plus petites. Avant, l'on vendait beaucoup plus de pain par famille. »

Joyce : « Actuellement, nous vendons des tartes tous les jours, avant, c'était limité aux week-ends. Les clients s'offrent beaucoup plus souvent des gâteries qu'avant. Quand j'apprends que ma grand-mère décorait chaque tarte à la main, j'en reste bouche bée. »

Tweety, le robot tout jaune
Joyce : « L'innovation est primordiale dans notre secteur. La moitié des tâches que ma grand-mère accomplissait à la main se font actuellement à la machine. Nous avons même récemment introduit un robot : Tweety. Il est tout jaune et le chouchou de la boulangerie, parce qu'il se charge du travail monotone. (rit) Papa nous a toujours incitées à continuer d'investir. Même si parfois, ça parait aventureux et angoissant, les gens veulent sentir que vous évoluez. Notre croissance a déjà commencé du temps de grand-mère. Assertive, elle a fait le tour des hôpitaux et CPAS pour s'enquérir de leurs besoins. »

Maria : « Eh oui, je me disais : ces gens aussi mangent des tartines deux fois par jour, non ?»

Joyce : « Aujourd'hui, nous sommes le seul boulanger dans la province d'Anvers à livrer du pain sans croûte. Pour les personnes âgées, les croûtes posent souvent un problème à mâcher et nous avons lancé des essais à ce niveau. Notre pain reste meilleur que le typique pain à toast hollandais. »

Marleen : « Outre nos innovations, notre personnel est surtout hyper important. Le métier est exigeant : travail en week-end, en équipes, très physique. Nous sommes conscients de leur importance. Nous organisons donc avec grand plaisir des fêtes du personnel et distribuons des cadeaux à Pâques et Nouvel An. En outre, nous leur faisons en général cadeau de deux kilos supplémentaires sur le pèse-personne au cours des premiers mois de leur emploi. (rit) Tout ce qui n'est pas présentable dans le comptoir, se retrouve à la cantine pour être consommé. »

Marleen (62)

« Pendants les premiers mois qu'ils travaillent chez nous, nos employés prennent souvent deux kilos sur le pèse-personne, grâce à nos gâteries. »

« Notre métier devient de plus en plus créatif. Avant, c'était seulement en week-end que l'on commandait des tartes et surtout aux abricots. De nos jours, les fêtes se succèdent toute l'année. Pâques, Noël et la Saint-Nicolas, mais aussi Halloween et la Saint-Valentin sont désormais de super journées. La plus spéciale des tartes a tout de même été celle en forme de verge pour une fête de célibataires. Malgré ces folies, notre plus grand succès restent les galettes aux œufs. Une recette de plus de 65 ans et dont nous vendons quelque mille exemplaires par semaine. Le sourire de grand-mère est impayable ! » (rit)

Joyce (37)

« Papa nous a toujours incitées à continuer d'investir - parce que les gens sentent que vous êtes au fait »

« Enfant, j'étais toujours au magasin avec papa. Sur un escabeau, pour lécher les pots. Et lorsque j'allais faire du baby-sitting chez ma tante qui avait aussi une boulangerie, je lui disais du haut de mes douze ans : ‘Va jouer avec ton fils, je m'occuperai du magasin.’ À quinze ans, j'ai commencé à travailler comme étudiante-jobiste. Je n'avais pas encore de permis de conduire et le camion qui apportait le pain au magasin passait me prendre chez moi. Cinq heures du matin, livraison du pain ET de moi. (rit) Plus tard, j'y allais parfois directement après une soirée : qu'importe ! Encore aujourd'hui, mes amis savent que j'arrive souvent la dernière à la fête. La tarte que j'apporte arrange largement les choses. »

Joyce : « En effet, nous mangeons du pain et des gâteries tous les jours. Je ne m'en lasse pas. Jamais ! »

Maria : « Quand je vois tout ce qui sort du four... Si je cuisais trois cents pains par jour, actuellement s'en sont neuf mille ! Et à mes débuts, nous avions quatre sortes de pain : blanc, gris, complet et noir. De nos jours, la gamme compte environ quarante-cinq pains parmi lesquels choisir. »

Joyce : « Lorsque nous mettons au point un nouveau pain ou un nouveau produit, grand-mère et papa sont toujours nos goûteurs. Ils sont imbattables quand il s'agit d'améliorer la recette. Soixante années d'expérience, c'est tout dire ! Le métier de boulanger disparaît. Avant, chaque village avait son boulanger. De nos jours, la concurrence est féroce parce que nos produits se vendent à beaucoup plus d'endroits. Et malgré les innovations, cela reste un métier très physique. Mais nous le faisons de gaieté de cœur et espérons pouvoir continuer encore de nombreuses générations. »

Source : Libelle
Photographe : Joost Govers